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Vivre sans statut pendant la pandémie

Vivre sans statut pendant la pandémie
« Comment tu t'appelles, où tu travailles, où tu habites? » Ces questions semblent en apparence anodines pour la majorité d'entre nous. Mais elles ne le sont pas pour Dana* et Khadidja*, deux femmes sans statut fragilisées en raison de la pandémie.

Depuis l’instauration du couvre-feu, le 9 janvier dernier, de nombreux organismes affirment que les populations marginalisées, comme celles des immigrants sans statut ou avec un statut précaire, subissent des effets disproportionnés et discriminatoires de cette mesure. On a voulu comprendre leurs réalités et les dangers auxquels s'exposent ces personnes qui occupent des emplois pas toujours officiels dans des secteurs essentiels comme le milieu de la santé, l’entretien ménager, les usines de transformation et d’emballage, ou encore la restauration.

Il est impossible de savoir combien de personnes sont sans statut au Canada, mais les chercheurs estiment qu'elles seraient entre 200 000 et 500 000. La Ville de Montréal estime que 50 000 personnes sans statut vivent sur son territoire.


Vivre dans la peur

Khadidja et sa mère vivent au Canada depuis huit ans. Elles ont quitté leur pays et leurs demandes d’asile ont été refusées en 2017. Elles sont sans statut depuis. Khadidja a refusé que l’on divulgue leur pays d’origine, les motifs qui les ont poussées à fuir ou ceux du refus de leur demande d’asile.

Khadidja a travaillé à l’entretien ménager d’une résidence pour personnes âgées pendant sept ans. Pour une journée de plus de 12 heures, elle empochait 100 $.  On n’a personne à qui réclamer nos droits. Ils [les employeurs] le savent, ils connaissent ta situation, alors ils t'exploitent au maximum. Si tu essaies de parler, ils vont te dénoncer , explique-t-elle. Elle a quitté cet emploi juste avant la pandémie et dépend maintenant d’amis pour survivre.

La pandémie complexifie sa recherche d’emploi. Elle craint de contracter la COVID-19, mais aussi de se faire interpeller par les policiers.  J'ai peur de me faire arrêter, même pendant la journée. À cause du virus, je ne peux pas sortir, je ne peux pas mettre ma mère en danger et je ne peux pas me chercher un autre travail. J'ai tellement peur , dit-elle avec un ton insistant et exaspéré.

Tout comme Khadidja, Nada s’abstient de dévoiler le moindre détail qui pourrait permettre de l’identifier : son pays d’origine, son nom, son lieu de travail, la raison pour laquelle sa demande d’asile a été refusée. Au bout du fil, la femme pèse ses mots, ou plutôt, elle évalue le risque de répondre à chaque question. Cette peur qu’on puisse l’identifier, c’est la seule qu’elle n’hésite pas à exprimer.

Elle a réussi à dénicher un boulot en restauration à temps partiel. Comme Khadidja, elle souligne que sa relation avec l’emploi est ardue depuis que sa demande d’asile a été refusée, il y a 5 ans.  J’ai eu beaucoup, beaucoup de mauvaises expériences avec des employeurs. Je fais le travail de trois personnes, mais je suis payée moins que le salaire minimum , illustre Nada. Elle ajoute qu’en cas d’accident, elle n’a droit à aucune assurance.

Nada termine son quart de travail en soirée pendant le couvre-feu et met près d’une heure pour rentrer chez elle. Un trajet qu’elle effectue plusieurs fois par semaine dans la peur.  C'est vraiment risqué. Si la police fait une vérification, c'est sûr qu'ils vont trouver mon nom sur le système, confie-t-elle. Il y a un grand risque de déportation. 


Vulnérables et marginalisés

Selon le Centre de travailleurs et travailleuses immigrants (CTI), cette crainte de se faire intercepter est fondée. L’organisme, qui a pour mission de défendre les droits des immigrants au travail, a reçu des témoignages dans les dernières semaines de travailleurs qui se seraient fait accoster. L’un d’entre eux aurait été amené au poste de police.  Par chance, il avait les bons papiers et a été relâché , soutient Stefan Christoff, membre du conseil d’administration du CTI, qui ajoute qu’avec ou sans statut, cela occasionne un stress chez les travailleurs. Dans certains cas, les agents ont demandé à voir une pièce d’identité, malgré une lettre justificative de leurs employeurs.

C’est arrivé à Gorav Sharma, réfugié en attente de sa demande d’asile. Son statut lui permet d’avoir un emploi et il travaille pour Uber Eats, souvent six ou sept jours par semaine, de 8 à 10 heures par jour.  Au début du couvre-feu, la police arrêtait tout le monde, et je me suis fait arrêter. Ils m’ont demandé une pièce d’identité , précise-t-il. Une vérification qui lui donne l’impression d’être harcelé.

Le CTI milite pour qu’une politique officielle « Don’t ask, don’t tell » (« ne demande pas, ne dénonce pas ») soit instaurée. Avec la mise en place d’une telle mesure, les policiers s’abstiendraient de demander le statut d’immigration d’une personne interceptée, pour éviter que celle-ci n’ait à le dévoiler et ainsi courir un risque d’expulsion.

Ce n’est pas dans le mandat des agents municipaux de demander le statut migratoire, précise le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), qui n’a pas voulu confirmer si des agents ont intercepté des migrants sans statut et s’ils ont contacté les services frontaliers. Depuis le 19 octobre 2020, les policiers n’ont plus l’autorisation de communiquer directement avec l’Agence des services frontaliers du Canada (AFSC), souligne le SPVM dans une réponse transmise par courriel.  Les mesures stipulent qu’avant de communiquer avec l’ASFC, les policiers doivent obligatoirement aviser un superviseur et obtenir son autorisation. 

Néanmoins, les personnes sans statut continuent de craindre d’être interrogées par la police. Le CTI rapporte que plusieurs ont adopté des stratégies d’évitement du couvre-feu : certains dorment sur leur lieu de travail pour éviter de sortir avant 5 h du matin, d’autres ont changé leur horaire de travail ou ont quitté leur emploi. Une information corroborée par le Bureau d’intégration des nouveaux arrivants (BINAM). Sans accès à de l’aide financière et sans travail, ces personnes dépendent de l’aide de leur entourage pour survivre.

« Plus on accentue les contacts entre les corps policiers, les autorités et les personnes en situation de vulnérabilité et de marginalisation, plus on accentue les risques quantitatifs qu’il y ait des choses problématiques qui se passent. »

Une citation de Me Guillaume Cliche-Rivard, avocat et président de l'Association des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI)

Montréal, ville refuge

Le CTI aimerait que Montréal devienne une ville refuge où chaque citoyen, sans égard à son statut, soit en sécurité et ait accès à des services. La métropole ne correspond pas tout à fait à cette définition, selon Guillaume Cliche-Rivard.  Il y a encore beaucoup de choses à avancer pour que vraiment on soit dans une logique où personne ne risque la déportation, avance l’avocat spécialiste en immigration. Mais au jour où on aura ça, on sera encore à des années et des années de sensibilisation, de discussion, de partage puis d'échanges avec les communautés pour que la confiance s'installe. 

En 2017, le conseil municipal de Montréal avait adopté à l'unanimité une motion pour faire de la métropole une « ville sanctuaire ». Cependant, en 2018, la mairesse Valérie Plante avait affirmé ne pas pouvoir répondre à tous les critères de cette définition. La Ville a depuis commencé à mettre en place son plan d’action « Montréal inclusive » et des politiques comme la « Politique d’accès aux services municipaux sans peur », adoptée en 2019 pour promouvoir la protection des immigrants sans statut.

Selon l'avocat, la société ne gagne jamais à maintenir des gens dans l’irrégularité.  Ce sont des histoires tragiques de familles qui ont quitté des situations particulièrement difficiles pour une raison X Y Z, ils n'ont pas réussi à faire une demande d'asile, indique l’avocat en immigration. Il y a un million de possibilités, de facteurs qui font en sorte que la personne n'a pas réussi à mettre la main sur des papiers. 


Une occasion pour offrir l’amnistie

Le 30 janvier, une manifestation a eu lieu pour réclamer un statut pour tous à Montréal. Cette demande, revendiquée par l’organisme Sans Frontière Montréal à l’endroit des gouvernements, est partagée par le CTI.  C’est clair, nous avons besoin d’un programme de régularisation pour les travailleurs essentiels , insiste Stefan Christoff.

L’AQAADI exige la même chose des gouvernements provincial et fédéral. Guillaume Cliche-Rivard rappelle d’ailleurs que Pierre Elliott Trudeau avait mis en place un programme d'amnistie générale pour les immigrants sans papiers dans les années 1970, et qu’on pourrait refaire la même chose, 50 ans plus tard.  Profitons de 2021, profitons du fait que les frontières sont fermées encore pour un moment pour s'occuper de nos gens qui sont ici en ce moment et leur octroyer un statut pour qu'ils puissent devenir des citoyens, des résidents permanents à part entière, pour les remercier de l'effort incroyable qu'ils font. 

Pour Nada, ce statut pour tous, cette amnistie, demeure la seule option pour changer le cours de sa vie. J'aimerais bien qu'on nous offre une chance, au moins pour donner de l'aide. Je voulais vraiment faire du bénévolat au moment de la première vague du COVID, mais je ne peux pas. Puis je voulais même faire la formation de préposée aux bénéficiaires, mais comme je n'ai pas de statut, je ne peux pas le faire , illustre-t-elle.

Avant de raccrocher, Khadidja ajoute qu’elle garde espoir pour qu’un statut soit offert aux autres personnes dans sa situation.  Oui, je suis optimiste. On n’est pas des dizaines ou des centaines, on est des milliers de personnes dans cette situation. Alors, c'est un cri du cœur, pour tout le monde! 

*Ce sont des noms fictifs pour protéger les identités des deux femmes.

Rad, le laboratoire de journalisme de Radio-Canada

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